Le moment était enfin arrivé.
Par la fenêtre du salon de son appartement, Eve observait l'obscurité engloutir les toits de Stornoway, et la brume étouffer les signes de vie des villageois en bas.
Si ça n'avait tenu qu'à elle, elle aurait été partout sauf ici, en pleine contemplation du tomber de la nuit. Elle aurait été courir avec Patti sur la plage, faire un tour sur sa moto enchantée, voir même travailler à la Banshee bien qu'elle ne fut pas de service ce soir, tout aurait été bon pour passer le temps en attendant son moment préféré de la semaine.

Mais Elwood lui avait bien fait comprendre que le plus important, c'était la concentration. Et force était de constater que suivre ses conseils, et se ressourcer avant chaque séance portait ses fruits, car elle progressait assez vite, d'après l'américaine.
Eve, elle, ne voyait pas en quoi elle progressait, vraiment. Elle n'était pas encore parvenue à  voir dans son esprit, et en toute franchise, elle ne voyait pas la différence avec le résultat lorsqu'elle essayait de pénétrer l'esprit des gens en les fixant dans les yeux comme elle le faisait auparavant, c'est à dire : nul, niet, nada, que nenni. Mais Elwood paraissait optimiste, et Eve lui vouait une confiance aveugle ; si elle pensait qu'elle arriverait bientôt à quelque chose, alors elle y arriverait.

La Ceart referma la fenêtre, enfila son blouson de moto et s'assura d'avoir sa baguette bien rangée dans sa poche intérieure. Elle jeta un coup d’œil vers la porte de la chambre de Loïc. Comme d'habitude, aucun son n'en ressortait. Il aurait aussi bien pu ne pas être là.
Sitôt cette constatation faite, elle transplana pour se retrouver juste devant les grilles du château, et enchaîna d'un pas rapide en direction du deuxième étage, où se trouvait le dortoir des filles.
Arrivée devant la porte de celui d'Evelynn, elle frappa avec empressement contre le panneau de bois, et le son de la voix de l'américaine le traversa pour l'inviter à y entrer, ce qu'elle fit aussitôt.

La première chose qui lui traversa l'esprit, fut la surprise de la voir si peu apprêtée, contrairement à son habitude -mais certainement toujours aussi superbe, si ce n'était plus. Une vague expression d'étonnement passa sur son visage, mais elle n'en fit pas plus de cas.

Elle-même était parfaitement fidèle à elle-même. Lorsqu'elle retira son blouson et le balança sur le lit le plus proche, ce fut pour révéler un haut de résille noire qui laissait impudiquement voir son soutien-gorge et un pantalon de tartan moulant qui épousait son tronc solide jusque dans les moindres détails. La seule différence réelle avec la Eve John que le monde connaissait, c'étaient ces deux discrètes petites nattes qui se rejoignaient en une demie-queue derrière sa tête. Elle ne savait pas bien pourquoi elle avait voulu ajouter ce petit détail féminin qui n'était pas vraiment elle, mais sur le moment, ça lui avait semblé important.

"Wow, on picole ce soir ou on bosse ?" lança-t-elle d'un ton nonchalent en voyant le verre de vin rouge dans la main de l'américaine, et en ne se gênant pas pour aller se remplir le sien et commencer à le siroter. "C'est quoi le programme ?"

Les grands yeux de miel de l’Américaine trouvèrent tout de suite leur place sur son invitée. Elle l’avait toujours trouvé belle et ce soir n’y manquait pas non plus. Mais cela avait toujours été plus qu’une simple attirance au niveau esthétique. Certes, elle avait de beaux traits, elle savait comment avantager ce que la nature lui avait donné. Ce qui intriguait vraiment Evelynn, c’était ce qu’elle dégageait. Son attitude. La confiance qu’elle avait en elle-même, la provocation qui semblait couler de tous les pores de sa peau, la façon qu’elle avait de regarder les gens droits dans les yeux, de ne rien cacher, d’agacer l’imaginaire des autres jusque dans ses détails les plus brûlants, les plus viscéraux, charnels et physiques. Eve John était un fantasme malsain mais incroyablement attirant. Bon nombre de fois déjà elle avait imaginé ses lèvres contre les siennes, contre ses seins, ses joues effleurer l’intérieur de ses cuisses, ses doigts serrer la peau de ses fesses ou sillonner l’espace entre son nombril et le bas de son ventre. C’était une attirance animale et inexplicable, qui lui apportait plus de frustration qu’autre chose, qui serait épuisée une fois qu’elle serait consumée. Rien à voir avec les sentiments qu’elle ressentait pour son tendre lycan. Avec lui, elle se sentait bien, elle se sentait vraie, elle se sentait authentique.

Avec Eve, c’était tout le contraire. C’était dangereux, intense, voire même agressif. Elle faisait parler l’amour du pouvoir que l’Américaine apprenait à faire taire en elle, mais qui était toujours bien présent. Cela ressemblait à ce qu’elle avait vécu avec Alcide, mais il y avait une principale différence; cette fois, elle sentait qu’elle dominait totalement Eve et c’en était d’autant plus grisant et envoûtant. John n’était ni faible ni sotte et pourtant, lorsqu’elle l’écoutait parler, elle avait les yeux rivés sur elle, elle buvait ses mots, elle en voulait toujours plus. Elle voulait son savoir, elle voulait être – comme – elle. Son égo s’en voyait flatté et son imaginaire, nourri, gavé. Pourrait-elle un jour l’entendre gémir son nom? Sans doute, mais là n’était pas l’objectif de la soirée. L’Américaine esquissa un mince sourire en entendant son élève lui demander si elles allaient boire ou travailler ce soir, sans manquer de se servir un verre de vin.  Pour toute réponse, elle vola une gorgée de vin à son verre et, sans lâcher Eve des yeux, pris sa baguette entre ses doigts et attira la bouteille vers elle d’un sortilège. La châtaine versa encore un peu plus de vin dans sa coupe, haussant les épaules et, en la déposant sur la table de chevet qui se trouvait à ses côtés, elle brisa le silence et dit :  

« Un peu des deux. Mais je ne vois pas en quoi ça peut bien te déranger comme plan, ça, John. »

Un rire léger et sincère franchit les lèvres de la jeune femme avant qu’elle ne prenne une bonne gorgée du liquide rouge foncé. Elle le laissa rouler contre son palais et ses papilles gustatives puis, d’un geste gracieux, elle tapota l’espace à côté d’elle sur le lit pour inviter Eve à l’y joindre. Le silence persista encore quelques secondes, alors qu’Evey déplaçait les doigts d’une de ses mains jusqu’au carnet de cours qu’elle avait commencé avec Eve. Elle l’ouvrit, fit une lecture rapide des dernières notes qui y avaient été rajoutées alors qu’elle faisait danser la tige de sa coupe de vin entre ses doigts puis elle leva les yeux pour fixer sa protégée, ce même sourire confiant aux lèvres.

« Je veux que tu me poses trois questions. Trois questions à mon sujet, à propos des choses qui t’intéressent, des choses qui t’intriguent. Et je te promets de répondre tout à fait sincèrement. Et une fois ces trois questions posées et répondues,  je crois que tu seras capable de lire dans mes pensées. »

Bien entendu, ça serait un peu plus laborieux que cela, mais il fallait bien lui donner espoir. Elle n’allait certainement pas lui révéler tout ce qu’elle avait prévu, l’avertir des épreuves qu’elle voulait lui imposer avant de la laisser voir ce qu’elle avait si longtemps caché à tout le monde.

Son verre de vin rouge maintenant à la main, la Ceart vint s'installer sur le bord du lit sur l'invitation silencieuse d'Elwood.
Elle avait beau agir de façon tout à fait naturelle, sans doute à cause de sa nonchalance caractéristique qui lui donnait l'air de prendre tout à la légère, au fond, elle était surexcitée.
Enfin, elle approchait son but, celui de devenir une Legilimens. Un jour, elle deviendrait plus forte qu'Elwood, plus forte que sa Mangemort de mère.
Peut-être que tout ça n'avait pas beaucoup de sens, peut-être qu'un psy aurait beaucoup de choses à développer sur le sujet, mais ça lui était bien égal. Pour elle, c'était tout simplement vital. C'était son unique rêve.

Alors que l'américaine consultait ses notes à côté d'elle, elle se permit de la dévisager quelque peu.

Avant qu'Evelynn ne lui révèle son don, jamais elle n'avait particulièrement prêté attention à la jeune femme.
Certes, elle était capable de reconnaître la beauté de celle-ci ; difficile en effet de passer à côté quand la châtaine vous l'envoyait de force dans la figure avec ses décolletés pigeonnants, ses petites robes épousant parfaitement ses courbes tout aussi parfaites, et ses talons vertigineux. Difficile de ne pas s'arrêter un instant sur ce regard de biche à la couleur unique et quelque peu envoûtante... difficile d'ignorer cette chevelure qui tombait en cascade sur son dos gracieusement cambré, ses lèvres au contour parfait qui dessinaient une petite fossette dans le creux de sa joue lorsqu'elle souriait..
Non, vraiment, Eve John n'avait jamais prêté attention à la brunette plus que cela. Si elle vous le dit, c'est que vous devez la croire... vous la croyez, n'est-ce pas ?

Ce soir pourtant, alors que la promesse de la transmission de son savoir était imminente, alors qu'elle se présentait à elle sans aucun des artifices qui la rendaient si ridiculement séduisante sans que cela n'amoindrisse en aucune façon l'aura de beauté qu'elle dégageait, Eve avait comme l'impression de la voir pour la première fois.

Et savoir qu'Elwood avait la possibilité d'entendre ses pensées à tout moment, cela rendait la situation d'autant plus étrange, à mi-chemin entre la sensation d'être nue et sans défense, et celle, libératrice, de l'abandon total de toute inhibition superflue.

Elle n'avait rien à cacher à Elwood, rien. Si le prix à payer pour obtenir son savoir était la totalité de son être et de ses pensées, elle était prête à tout donner sans hésiter, et sans concession.

Ce à quoi elle ne s'était pas attendue cependant, fut à ce que l'américaine lui donnât à son tour carte blanche pour pénétrer dans son intimité.

"N'importe quelles questions...?"

Quelque peu prise au dépourvu, elle prit quelques secondes pour y réfléchir, les sourcils froncés, le regard perdu dans la robe grenat du vin qu'elle faisait danser lentement entre ses doigts.
Lorsqu'il lui sembla avoir finalement trouvé ce qu'elle voulait lui demander, elle releva le visage vers Evelynn.

"Tout d'abord, mes deux premières questions. Où as-tu appris la Légilimencie ? Et qu'est-ce qui t'en a donné l'envie ? Et pour finir..."

Un sourire étira la commissure de ses lèvres rouge cerise alors qu'elle trempait celles-ci dans son vin en regardant son mentor par dessus son verre.

"Pour finir, dis moi... c'est comment au pieu avec mon cher coloc ?"

So you wanna play with magic?
You should know what you’re falling for.
Baby, do you dare to do this?
‘Cause I’m coming at you like a dark horse

Il y avait quelque chose d’incroyablement satisfaisant à voir la lueur de pure fascination et de curiosité qui venait de naître dans les yeux de la ténébreuse lorsqu’elle lui avait dit qu’elle pouvait lui poser trois questions. Oui, n’importe quelles questions, répondit silencieusement l’Américaine d’un hochement de tête alors que ses lèvres venaient se tremper une autre fois dans sa coupe de vin rouge.  C’était très rare qu’elle donne une opportunité comme ça aux gens de son entourage. Elle était une forteresse inébranlable, aux murs épais et solide, aux tours hautes touchant au ciel et elle ne laissait presque personne entrer. Elle choisissait quelle Evelynn ils avaient le privilège de voir. Elle seule décidait de ce qu’ils apprendraient d’elle. C’est ainsi qu’elle avait appris à se protéger. Protéger ses secrets,  ses connaissances, sa vulnérabilité. Mais en de très rares occasions, la châtaine avait suffisamment confiance en quelqu’un pour le laisser entrevoir qui elle était vraiment. Sans articifice, sans masque, sans penser à se défendre de potentielles attaques. Ces gens étaient très rares et elle avait appris à les garder près d’elle. Comme elle s’apprêtait à le faire avec Eve ce soir. La dompter pour en faire sa parfaite petite marionnette.

Le regard de miel de l’Américaine vint se plonger avec une certaine intensité dans celui de sa protégée alors qu’elle énonçait ses questions. Jusque-là, rien de surprenant, c’était évident qu’elle allait la questionner au sujet de son apprentissage de la Légilimencie. Après tout, c’était pour cette raison principale qu’elles étaient là toutes les deux. Mais elle ne pouvait pas s’empêcher de trouver cela ennuyant. Elle aurait voulu qu’elle lui demande autre chose. Peut-être parce qu’elle avait envie de lui révéler autre chose. Patience. Elle aurait l’opportunité de lui montrer, et ce assez rapidement. Juste un peu plus longtemps. La faire languir, se faire languir, contrôler ses frissons qui parcouraient sa colonne vertébrale. C’était dangereux de garder ce genre de pulsions pour soi-même. Elle devait faire quelque chose,  cela durait depuis suffisamment longtemps. Elle était prête et quelque chose lui disait qu’Eve aussi l’était. C’est lorsque la troisième question franchit les lèvres de sa belle amie que la Ceart perdu sa contenance. Dire qu’elle avait cru un instant qu’elle allait se sauver de cette question. Bien sûr que non.  Le visage de l’Américaine s’éclaira d’un mince sourire alors qu’elle s’achetait un peu de temps en prenant une gorgée de vin. Evelynn passa discrètement sa langue sur ses lèvres, ses doigts dans ses cheveux puis ancra son regard dans celui de sa collègue :

« J’ai commencé à développer un intérêt pour la Légilimencie dès un très jeune âge, il m’est impossible de dire exactement quand, mais je ne devais pas avoir plus de cinq ans. En fait, mon apprentissage de la Légilimencie est intimement lié à celui du Vaudou. C’est l’homme qui m’a tout appris du Vaudou qui m’a également guidé vers la Légilimencie lorsqu’il a vu que non seulement j’y étais intéressée, mais que j’y étais… naturellement portée, dirons-nous. Aujourd’hui, je peux dire que ma Légilimencie est entièrement maîtrisée et que mon Occlumencie y  est presque aussi. On dirait que j’ai toujours senti que j’étais capable d’être… Puissante et terrible à la fois. Et c’est cette pulsion qui m’a menée où je suis aujourd’hui. »

Inutile de lui parler des sacrifices, du sang sur ses mains, des chants, des cris, des morts redevenus vivants. Ça, ça lui appartenait, et elle ne se voyait partager cela qu’avec une seule personne. La belle châtaine se contenta de ponctuer son petit monologue d’un sourire malicieux avant d’enchaîner, la voix presque mielleuse :

« En ce qui concerne monsieur Portlock… Je ne le sais pas, et très franchement, j’ai très hâte de le savoir. Mais s’il baise comme il embrasse, ce sera absolument sublime. »

L’Américaine pris une autre gorgée de vin à sa coupe puis posa celle-ci sur la table de chevet  qui se trouvait non loin d’elle. Elle retrouva une posture plus droite, toujours assise sur son lit, puis hocha la tête. Elle tendit la main vers Eve pour que celle-ci la prenne et dit, la voix douce et chaude :

« Tiens ma main dans la tienne. Au début, c’est plus facile d’avoir un contact physique avec la personne dont on tente de lire les pensées.  Je vais fermer les yeux, je vais ouvrir mon esprit, et si tu te concentres suffisamment, tu seras en mesure de voir ce à quoi je pense. »

La jeune femme offrit un dernier regard rassurant à sa protégée puis ferma les paupières. Elle était prête.

This should be fun.

Are you ready for a perfect storm?
‘Cause once you’re mine, there’s no going back.